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Soirée du mouloud au marché aux grains

Soirée du mouloud au marché aux grains

Essaouira, le vendredi 5 mars 2010, septième du jour du mouloud 1431 de l'hégire.

Aujourd'hui, j'ai voulu partir à Diabet vers la mi-journée pour prendre des images plus lumineuses que celles déjà prises il y a quelques jours sous la pluie. Mais finalement j'ai renoncé : temps toujours couvert avec une très mauvaise lumière. Je me suis dis c'est aujourd'hui, jour du Mouloud qu'il est prévu une soirée musicale au marché au grain : j'irai donc prendre quelques images de cette soirée.

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Hamza Fakir

En attendant comme il n'y a rien à faire de la journée, je fais un tour du côté de la galerie Frédéric Damagaad, gérée actuellement par deux Belges : les artistes se plaignent de ces derniers parce qu'ils ne font plus l'effort de communication pour les faire connaître, comme ce fut le cas du galeriste et critique d'art qui s'est établi à Taghazoute depuis qu'il a pris sa retraite. Mais du point de vue du contenu la galerie continue à fonctionner avec les mêmes peintres naïfs : à part Hamza Fakir qui est originaire de la ville, les autres, presque tous les autres viennent de l'arrière pays avec une dominance de deux villages Chiadma : Hanchane et Ounagha.
Pourquoi ces deux villages en particulier ? Mystère. Si, il y a quand même une explication : le principal artiste de la galerie qui est Mohamed Tabal est originaire de Hanchane. Comme les autres villageois ont su qu'il a pu s'en sortir grâce à la peinture, ils se sont dit : « pourquoi pas nous ? »
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Hamza Fakir (détail)

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Mohamed Tabal

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Un phénomène d'imitation très connu à Essaouira : il y a eu une période de marchands de « raïb (lait caillé), dés que ça a marché pour l'un, tout le monde a changé de fond de commerce pour devenir à son tour vendeur de raïb. Puis il y a eu une période de bazaristes venus du grand sud, de Riad, de téléboutiques, et maintenant de cyber cafés, quoique cette dernière mode soit  en déclin, parce que tout le monde peut maintenant disposer d'Internet à domicile. Bref, l'imitation est l'une des explications possible du développement de l'art naïf dans certains villages Chiadma. L'effet « tâche d'huile » est parti de l'exemple de Tabal et de Hanchane.

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Mais il va de soi que chaque artiste naïf a son propre style. Ils ont quand même en commun de développer une thématique animalière et champêtre avec un fond imaginaire imprégné de croyances magico-religieuses ; le monde des démons et des djinns en particulier. Et c'est ce qui fait leur force, car on ne peut pas dire, au sens académique, qu'ils ont la maîtrise du dessin : le réel avec ses règles de perspectives leur importe peu. Il ne s'agit pas de reproduire le réel mais d'exprimer un imaginaire. fort, étrange et beau. D'ailleurs, Abdellah Oulamine, autre artiste urbain, qui tient une boutique d'antiquaire sous l'horloge me fait remarquer que ce n'est pas la peine de regretter de ne pas avoir pris des vues d'ensemble de chaque tableau : l'art naïf se prête très bien au détail.

En passant par la Kasbah, j'ai eu deux retrouvailles intéressantes : la première avec l'ethnologue Allemand  Rudriger Vossen qui a publié un ouvrage sur les différentes technique de potiers et sur les différents styles de poterie, selon les différentes régions du Maroc. Un répertoire complet des villages spécialisés dans la poterie. L'ouvrage n'existe malheureusement qu'en Allemand. Au début de ce troisième millénaire le hasard a voulu que l''on se rencontre à Essaouira, où il avait acheté un Riad du côté de la Scala de la mer. Il travaillait alors sur les signes et les symboles des frises des portes en pierres de taille d'Essaouira. Il me faisait remarquer par exemple que si sur la porte de la marine on avait mis trois croissants, c'est pour signifier que ladite porte a été édifiée à la troisième fête du calendrier lunaire.

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Les trois croissants de lune signifient que la porte de la marine a été édifiée à la troisième fête du calendrier lunaire ;

soit la fête du mouloud où nous sommes en ce moment.

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L'ethnographie Allemande porte donc un regard très pointu sur la réalité anthropologique en isolant un fait technique ou esthétique de son contexte tout en cherchant à lui conférer une portée générale : les signes et les symboles gravée sur les portes en pierres de taille sont systématiquement répertoriés, comme pour faire parler les pierres. Sur certaines portes, certes on a reproduit l'étoile de David pour indique qu'il s'agit d'une maison juive.

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L'étoile de David orne cette porte monumentale de la nouvelle Kasbah

édifiée en 1873.

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La nouvelle kasbah qui abritait de nouveaux entrepôts, étant donné que ceux de l'ancienne kasbah fondée par Sidi Mohamed Ben Abdellah en 1764 ne suffisaient plus pour entreposer les marchandises. On appelait ces entrepôts: "Lahraya dyal Lagracha" : les entrepôts de la gomme de sardanaque. Elle donne accès à la galerie Othello, en hommage à Orson Welles, qui tourna en 1949 un film inspiré du célèbre drame Shakespearien dont les héros sont le fougueux Maure Othello et la charmante Desdémona. Orson Welles qui séjourna à Essaouira pendant six mois, obtint la palme d'or pour ce film en 1952 ; sous les couleurs marocaines - pour narguer le Mac-cartisme dont il était l'une des victimes - et avec comme hymne national une chanson de trouvère berbère appartenant à l'aed le Raïs Belaïd, dit-on!

Mais le symbole de la ville, par excellence, depuis sa fondation reste incontestablement la "Barakat Mohamed", qu'on trouve sur tous les monuments et à laquelle Hucein Miloudi a dédié une sculpture à l'entrée de la ville :

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Barakat Mohamed de la tour Est de la Scala du port
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La Barakat Mohammed sculptée par l'artiste Hucein Miloudi à l'entrée de la ville

La démarche qui consiste à saisir la ville à travers ses seuls signes et symboles gravés sur la pierre de taille me semble réductrice à force d'être pointue. Mais c'est l'esprit Allemand : à la fin des années 1980 j'ai rencontré, avec Georges Lapassade, un étudiant viennois dénommé Kurt, qui est venu étudier la musicothérapie des gnaoua : il était venu avec un questionnaire d'une quarantaine de pages où le moindre détail est criblé de questions si serrées, que cela nous paraissait non seulement déconcertant mais on s'était demandé s'il y aurait un gnaoui normalement constitué capable de répondre à un questionnaire composé de 884 questions !
Comme si le fait de réunir autant de datas pouvait contribuer à mieux connaitre les Gnaoua ? Pour feu Boujamaâ Lakhdar, rien n'est moins sûr. Pour connaître les rites locaux, me disait-il, il faut un parcours du dedans ; une empathie avec la population observée. Autrement dit : on ne peut pas étudier la dimension religieuse et spirituelle comme des « choses ». On reste toujours extérieur à son objet. Bref, il faut pratiquer l'observation participante et compréhensive ; ce que Georges Lapassade pratiquait avec son ethno-méthodologie : les ethnos-méthodes de guérison par la botanique, par la transe etc.
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La chambre de l'hotel Chakib(fenêtre ouverte), où séjournait Georges Lapassade chaque été, à Essaouira: c'est là qu'il travaillait directement sur les textes de l'ethnométhodologue Harold Garfinkel, tout en allant chaque matin au Musée où il me retrouvait ainsi que feu Boujamaâ Lakhdar pour travailler sur la tradition orale locale ainsi que sur l'"Empire des Signes" de la bijouterie et de la marqueterie.
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En sortant le matin de l'hôtel Chakib, Georges Lapassade s'arrêtait pour prendre un "raïb" (lait caillé) chez le laitier juste en face.
Il bifurquait ensuite à droite en passant d'abord devant Hammam Chiadmi où il lui arrivait de prendre un bain, passait ensuite devant la zaouia Kettania au coeur de la ville avant de prendre à droite la direction du Musée, qu'il avait transformé en département d'ethnographie et de Sciences de l'Education (il recevait souvent des enseignants du CPR, en consultation, ainsi que Mohamed Boughali , le doyen de la faculté des Lettres de Marrakech).
Pour aller au Musée il passait devant l'ancienne maison consulaire d'Angleterre, la seule à conserver encore les traces de l'étendard de la reine, sur lequel viennent souvent se poser les mouettes.
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Tout au fond, le bain maure "Hammam Chiadmi", où Georges Lapassade venait prendre son bain. Il est situé juste en face de Derb Abibou, le chantre du Malhoun Souiri des années 1960, qui y disposait d'un four à pain. C'est là qu'habitaient Boujamaâ Lakhdar et Larbi Slith, les deux artistes mystiques de la ville: tous deux sont morts d'un cancer la même année de 1989.
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La zaouia Kettania devant laquel passait chaque matin Georges Lapassade, vers le coup de 9h.
Il travaillait sans arrêt toute la journée et jusqu'à tard la nuit au Musée: il épuisait tout le monde, alors que lui-même dans une espèce d'état modifié de conscience, ne cessait de s'épanouir spirituellement au fur et à mesure qu'il avançait dans son travail.
Un véritable bulldozer! Il pouvait produire un rapport de plus de 300 pages en une semaine! Comme ce fut le cas pour une commande de la province sur le tourisme des classes moyennes ou sur le Festival de l'Aïta de Safi en 1983. Mais une fois le rapport terminé, il le mettait dans un sac de plastique et le confiait à la bonne de l'hôtel juste avant de prendre l'avion pour rejoindre Paris 8 au mois de septembre: c'est de cette manière que de nombreux textes de Georges ont été perdus à jamais! Il les y mettait dans un débarras avec les casseroles et les assiettes...
 Comme si leur seule finalité avait été de lui avoir permis de passer un été studieux : il n'aimait pas "bronzer idiot"....
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Une mouette perchée sur ce qui reste de l'étendard de l'ancien consulat de Sa Majesté  la Reine d'Angleterre, devant lequel passait chaque matin Georges Lapassade. En me parlant des anciens consuls accrédités au XVIIIème siècle dans la ville; Georges gloussait souvent de jubilation de leurs hypocrites manières diplomatiques avec la Cour...
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La Maison du Danemark: c'est au coeur de l'ancienne Kasbah fondée en 1760, une des toutes premières maisons, lorsqu'il n'y avait ici que du sable et du vent. En recevant à Marrakech Georges Höst, le consul du Danemark , Sidi Mohamed Ben Abdellah lui recommanda vivement d'envoyer son adjoint Barisien à Souira ou Mogador pour y construire une maison spacieuse et convenable. Et juste avant de prendre sa retraite à Taghazout, Frédéric Damgaard voulait l'acquérir pour la transformer en Maison de la Culture où seraient reçus pour un séjour plus ou moins long - à la manière de Villa Médicis - les artistes pour leur création littéraire, cinématographique, plastique, poétique etc.
Mais comme d'habitude, pour les projets culturels au Maroc, l'idée n'a jamais pu voir le jour, faute de preneur....
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L'ethnographie n'est pas dépourvue d'une esthétique de la nature et les anthropologues d'une nostalgie des origines. Ils sont des hippies à leur manière : au lieu d'étudier le marché capitaliste en occident, ils préfèrent s'imprégner d'exotisme, comprendre une mentalité différente de la leur. Par exemple notre attitude magico-religieuse vis-à-vis du tabou de l'image : prendre  quelqu'un en photo c'est ravir son reflet et par delà, ravir son âme. On peut faire magiquement et à distance du mal à quelqu'un en enfonçant par exemple des clous sur son effigie ou son image. C'est pourquoi souvent les gens rejettent l'image. En me promenant très tôt dans la ville avec un appareil numérique, un homme à bicyclette s'est écrié à un charretier : "éloignes-toi ! Il risque de te photographier ! » Et comme j'ai voulu plus tard prendre des images d'un match de football sur la plage, un footballeur me dit : « Pourquoi vous nous prenez en photo ? Nous ne sommes pas des animaux ! » 
 Toujours ce lien entre l'image et la mort ! Car les animaux sont fait d'abord pour l'abattoir et le sacrifice. Les hommes ne peuvent être photographiés que lorsqu'ils font la fête, comme ça sera le cas ce soir avec la fête du mouloud au marché au grain ; là, par contre on réclame le photographe et le vidéaste pour archiver la fête dans son album de famille . Et comme il s'agit d'images collectives,  le sorcier ne peut pas les manipuler pour jeter le mauvais sort à un individu en particulier. Bref, l'image fascine, l'image fait problème, en étant l'objet d'une attitude ambivalente : à la fois rejetée et réclamée.
Ce sont de telles attitudes mystérieuses et complexes qui fascinaient des anthropologues cartésiens comme Georges Lapassade, parce qu'il n'arrivait pas toujours à les élucider et cela concerne des tas de domaines qui restent frappés d'opacité malgré des années d'approche pour les comprendre : cela concerne la sexualité, la politique, l'administration, l'art, l'économie, les médias, la justice etc. Bref, plus on étudie la société marocaine, moins on la comprend.


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Mohamed Hifad en discussion avec David Bouhadana: "Quand j'étais gosse, j'étais un berbère endurci, me dit-il, et c'est mon ami Bouhadana qui m'avait appris la "darija" (l'arabe dialectal). Son père était le moteur de la tannerie Carel d'Essaouira et lui, maintenant à Marseille, est le moteur des bateaux et des cargos en tant qu'ingénieur thermique!""

L'autre évènement de la journée, toujours à la kasbah, c'est la brève rencontre avec David Bouhadana, enfant du pays, issu d'une des premières familles juive d'Essaouira, qui vit à Marseille : retour au bercail  après de nombreuses années d'exil. Ce qui est remarquable, c'est cet attachement au lieu de naissance : en tant qu'ingénieur naval, Bouhadana a fait le tour du monde et reste pourtant nostalgique et attaché à ce bout du monde comme on le voit à sa manière de tenir la main à Mohamed Hifad, son ami d'enfance.

Ils évoquent tous les deux leur jeu de billes, les entrepôts d'amandes, les sirènes des cargos qui attendaient au large les barcasses chargées d'amandes, de caroubes et de peaux. Une nostalgie qui me fait un peu peur parce qu'elle indique que nous commençons déjà à vieillir et que le temps que nous avons passé ailleurs était chargé de blessures. Les blessures de l'âme, plus difficile à cicatriser que les blessures du corps. Et ce qu'il y a de plus pathétique dans cette communion entre Mohamed Hifad et David Bouhadana, par delà la religion, c'est que la ville a pu les réunir en tant que cadre social de la mémoire commune : Bouhadana a vu du monde, mais n'a pas oublié Essaouira et Essaouira n'a pas oublié Bouhadana. Emouvantes retrouvailles...

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Mohamed Hifad et David Bouhadana, en compagnie d'Abdelkader Mana

En croisant à nouveau David Bouhadana à la Kasbah, je lui demande cette précision:

- Comment tu as su que votre famille existe soixante années avant la fondation officielle d'Essaouira en 1760 ?

- Mais c'est écrit sur la tombe de notre aïeul ! Il a été inhumé en l'an 1700 au cimetière israélite de Mogador qu'on appelle « Miâra »  ou « Beït Haïm » qui veut dire : la Maison des Vivants.

C'est dire que l'enracinement de la communauté juive est fort ancien à Essaouira : déjà, en 1641, le peintre Néerlandais Adrien Mathan qui visita ces rivages au bord d'un vaisseau  pouvais écrire  qu'on célèbre ici trois dimanches : « Celui des musulmans, le vendredi ; celui des juifs, le samedi et le nôtre, le dimanche. »

La mémorable soirée du marché aux grains

Le soir, au marché au grain, il faut être muni d'un carton d'invitation pour assister à la soirée du mouloud animée par les Haddarates d'Essaouira et les hommes du madih et du samaâ.

Tout le monde était en tenue de cérémonie. A force de répétitions et grâce à leur récent passage à la télévision, les chanteurs et chanteuses locaux ont pris de l'assurance : ils sont maintenant en mesure de tenir tête à n'importe quelle star de la chanson nationale.

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Mais comme le marché au grain n'est pas une salle couverte, la chorale, comme son public hétéroclite (certaines femmes portent encore le haïk en ce début du troisième millénaire) ont du quitter précipitamment la scène en raison de la fine pluie. Heureusement celle-ci n'était qu'une averse passagère et la soirée a pu reprendre aussitôt.

En raison d'un éclairage défectueux la prise de photos est un peu sombre. Les officiels se sont fait un peu attendre, mais vers la mi-soirèe Mr. Mohamed Ferraâ, le président du conseil municipal de la ville a fait son apparition au premier rang. Au sortir de cet hiver un peu morose, où les activités économiques semblent avoir du mal à démarrer, il faut reconnaître aux Haddarates et à la pugnacité de leur présidente Latifa Boumazzorh, un certain mérite de faire bouger un peu les choses en cette saison morte où tout semble immobile...

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Faute de participer aux fêtes du mouloud à Meknès, endeuillés cette année par la mort de quarante et une victimes sous les décombres d'un vieux minaret, nous sommes resté sagement à Essaouira pour assister à cette soirée du mouloud donnée au marché au grain : ce qui est beaucoup plus proche d'un concert de musique classique - le festival des alizées est passé par là - que d'une cérémonie traditionnelle de commémoration de la nativité du Prophète, qui se déroulait d'ailleurs dans le cadre traditionnel de la zaouia.

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Une espèce de modernisation  de ces fêtes du mouloud avec des haddarates nouveau look : alors que les haddarates et les voyantes médiumniques de jadis étaient invisibles et leur rite relevait de l'occulte et du mystérieux, celles d'aujourd'hui semblent chercher volontairement les feux de la rampe : on cherche la mondanité et le vedettariat dont on a vu le modèle à copier lors des festivals et dans les magazines des stars comme « Voilà »...

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Texte et reportage photographique d'Abdelkader Mana




18/04/2010
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