Sadya Bayru : l'arbre du malshûn
L’arbre du malshûn
Sadya
Bayrou nous a quitté à la force de l'âge (Essaouira, 1963-2010). Pleine
de fougue et de créativité. Son art relève autant de la poésie que de la
peinture: une palette d'or imprégnée de mysticisme. Dés que j'ai appris
son décès à Essaouira je me suis empressé de lui rendre hommage aux
travers les images de la salle de prière des femmes de Moulay Abdelkader
Jilali. J'ai voulu récupérer des images de ces oeuvres auprès de son
mari, mais celui -ci était trés éprouvé pour répondre à mes
sollicitations.. Maintenant c'est chose faite avec l'exposition "Traces
et mémoires" qui lui est consacrée au bastion de Bab Marrakech. Elle
aurait été très heureuse d'assister à ce vernissage pour lequel elle a
préparée elle-même un catalogue. On peut y lire une citation d'elle où
elle écrivait: "Les traces nous font remonter le temps et nous guident
à travers bien des espaces. ils traduisent des aspects de notre vécu et
de nos mémoires enfouies. Les traces font rêver...". En effet, chez
Sadya Bayrou comme chez beaucoup de femmes marocaine, la frontière entre
la réalité et le rêve est ténue et bien souvent le rêve se confond
avec la réalité voire s'y substitue... Ce sont ses oeuvres qui accompagnent
ce texte sur l'arbre du malhun qui rend hommage à d'autres poètes
disparus...
J’aimerai mettre en exergue à ce texte « L’arbre jouant au saxophone », poème de mon ami Moubarak Raji, qui s’incrit véritablement, avec sa modernité et sa fraîcheur, dans la lignée des grands poètes du Malhun local :
L’arbre jouant au saxophone
Accueille des nuées d’oiseaux invisibles
C’est l’arbre de la vie,
Qui ne se crucifie, ni par les clous, ni sur les murs
Depuis que l’arbre est arbre
Tous les souffles sont vibrations d’ailes sur l’arbre
Le souffle de l’âme
Le souffle du saxophone
Le souffle du souffle
L’arbre jouant du saxophone
A effacé de son destin
Le cauchemar de devenir une porte de prison
Ou de se transformer en poignée de cendre dans un four
L’arbre jouant au saxophone
A toute la nuit derrière lui
Une nuit qui s’engouffre toute entière
Dans les orifices d’une petite oreille
Tel l’univers dans le trou noir…
Le melhûn, comme composante de l’identité culturelle des artisans des vieilles cités marocaines, est à la fois un legs bédouin sur le plan poétique et un legs andalou sur le plan musical. Beaucoup de mots de cette poésie populaire ne sont plus usités. Il serait le chant par lequel les chameliers rythmaient le déhanchement des caravanes. Maître Laânaya, forgeron de son état, au quartier des Sraïria où l’on fabriquait les armes à Meknès,fait même remonter les origines du melhûn , aux temps immémoriaux (la seconde moitié du Xe siècle),où les Béni Hilâl, « pareils à une nuée de sauterelles »,font leur apparition aux frontières de l’Ifriquiya (l’actuel Maghreb).
Une des oeuvres de Sadya Bayrou :"Traces et moires"
Essaouira vendredi 25 juin 2010
La majeure partie des poètes est originaire de Tafilalet, notamment leur prince, Mohamed El Maghraoui,surnommé « l’arbre du melhûn ».Il était pasteur-nomade, se déplaçant avec son troupeau entre le Sahara et les plaines de la côte atlantique. Un jour qu’il sortait du souk avec son troupeau , une sauterelle s’est posée sur la corne d’un bélier. Elle ne l’a plus quitté jusqu’au Sahara, le pays d’origine du poète-pasteur. Le troupeau s’étant mis à l’ombre d’un muret, une salamandre noire marbrée de taches jaunes sortit d’un trou pour dévorer la sauterelle sur la corne du bélier. Le poète qui assistait à la scène s’exclama alors :
« Après tant de chemin parcouru, celui qui destina la sauterelle à la salamandre, apportera sa nourriture au Maghraoui en sa demeure ! »
Parmi les autres poètes du melhûn, on cite également Thami Lamdaghri de Mdaghra au Sahara qui a vécu de longues années à Fès et Marrakech. L’une de ses qasidas les plus célèbres s’intitule La lanterne. On ne sait d’ailleurs pas si cette lanterne est faite pour éclairer tout le monde, ou lui seul :
Ton manque m’ébranle, ô lanterne !
Branche brisée, tu m’as jeté au milieu des arbres
Sans pareil parmi les délaissés !
Non loin des chandeliers et des candélabres de Moulay Idriss à Fès, en collectionneur averti, Si Abdelkader Berrada exhibe de sous le paillasson, tout un florilège de melhûn inscrit avec un grand soin sur un registre de commerce ! Pour lui cette poésie populaire est aussi un art musical et plus précisément un tarab cette émotion musicale qui aboutit à l’extase :
« À travers le temps, les poètes ont fait du melhûn un tarab. À l’origine les gens du Sahara rythmaient leurs qasidas uniquement en battant des mains. Puis vinrent les terrassiers qui tenaient la mesure en aplatissant le sol et en rythmant de la plante des pieds, ce qui a d’ailleurs donner naissance à cette danse qu’on appelle « rakza » ».
Pour Hussein Toulali, le chantre de Meknès et du Maroc, le melhûn était né, en quelque sorte, pour commenter la prose du monde :
« On commentait les événements qui se déroulaient dans ce bas monde. Puis, il est venu un temps, où un certain homme des Jbala, s’est mis à découper la qasida en strophes pour permettre aux chanteurs de respirer, quand la chorale lui réplique par un refrain ».
Pour Laânaya, le forgeron Meknassi, au moment où il eut l’expulsion des Morisques d’Espagne vers le Maroc en 1610, il s’est établi un échange entre leurs musiciens et les poètes du melhûn. Ce sont eux qui ont introduit les instruments à cordes dans l’orchestre du melhûn. Auparavant cette poésie était rythmée uniquement par des instruments de percussion : al handka (castagnettes), la taârija (tambourin) et le dûf (cadre de bois entouré de peau de chameau qui scande aussi la parole du conteur).
C’est à partir de ce contact avec les Morisques qu’on voit apparaître des modes de la ala andalouse – Al Maya, lahgaz, Sika, Rasd, Al Istihlal – dans les mesures du melhûn.
Laânaya, le maître forgeron de Meknès, se souvient encore de son premier jour d’initiation :
« J’ai découvert le melhûn grâce à un gardien de nuit, chargé de surveiller les boutiques du souk. À l’époque je me réveillais tôt pour nettoyer ma boutique. Et lui passait par là, en chantonnant pour son propre plaisir. Je l’écoutais sans vraiment tout comprendre, mais j’appréciais la musicalité des mots. Un jour, je lui ai offert deux beignets, en preuve de mon admiration. De debout qu’il était, il s’est assis par terre. Et il commença à m’expliquer la qasida qu’il chantait. L’amour de la parole poétique habitat alors ma conscience. Il me demanda :
- Veux-tu apprendre ?
- Bien sûr, si je pouvais.
Il m’apprit deux qasidas.
Toutes deux portaient sur l’aube. La première est celle de Sidi Kaddour
El Alami, dont le refrain dit :
La nuit s’est dissipée,
Prélude à une aube lumineuse.
La musique s’embellit,
Par la coupe qui fait le tour des convives.
La seconde qasida est « Lafjar » (aube) de Mohamed
Ben Sghir, le poète du melhûn d’Essaouira. On l’avait retrouvée
dans un cahier daté de 1920 :
Vois le ciel au-dessus de la terre, source de lumière
Les habitants de la terre ne peuvent l’atteindre
Vois Mars, toi qui es indifférent
Sa beauté apparaît au monde clairement
Vois Mercure qui vient à toi, ô voyageur
Au dessus du globe, de l’ignorance étonnante
Vois Neptune qui illumine les déserts
Il a mis dans la création, le riche qui a tout.
Vois Saturne qui vient visiblement vers toi
Au-dessus des sept du secret parfait
Guerre des hommes, ô toi qui dort,
Vois le mouvement des astres
Ils ont éclairé de leur lumière éclatante, les ignorants.
Et sache la vérité si tu veux être pur
Lafjar (l’aube) qui t’advient d’une science illuminée
Prends ô toi qui m’écoutes Yabriz et Nikir
Celui qui règne sur le plus rusé des loups
Celui qui répond très vite au défi
Doit protéger les fauves
Est-ce que le hérisson peut aller à la guerre contre l’ogre ?
On connaît l’aigle parmi les faucons
Il craint le moindre bruit et les fauves au sommet des montagnes
En passant par les grottes Bendir Telemsani et son beau cortège
Dites à celui qui n’est ni faible ni vantard
Que Mohamed Ben Sghir est une épée dégainée.
De seigneur qu’il était Sidi Kaddour Al Alami, finira par devenir un mystique errant entre les parvis sacrés, dans un univers où les valeurs et les rôles sociaux se sont inversés :
L’aigle apeuré rentre ses griffes
Quand le hibou chasse l’hirondelle.
Ce poète qui était l’âme même de la générosité, toujours au service de ses amis, a fini par devenir mystique et misanthrope :
Un jeu sur la pointe d’une lance,
C’est comme ça que je vois,
La grande fréquentation des hommes.
Ce désenchantement du monde, il le doit à l’amère expérience qui l’avait conduit à perdre sa belle demeure pour s’abriter sous des auvents, dit-on qu’il décrivait comme un lieu où :
Les étourneaux frôlent l’eau qui ruisselle dans les canaux inclinés,
Comme les poissons fuyant dans les lacs,
Les hameçons que leur jettent les pêcheurs.
Cette interprétation recueillie par Khiati à la coupole du souk est désapprouvée par le forgeron des Sraïria de Meknès, pour qui il faut plutôt comprendre :
Les oiseaux de la maison
Sont aux aguets,
Picorant, s’envolant,
Tels les poissons des côtes rocheuses
Fuyant les hameçons.
C’est ainsi que sont les amis
Prompts à s’attrouper autour du verre
Et à se dissiper quand la main est vide.
Quand la nourriture est abondante à toute heure
Que d’amis, m’entourent !
Que de compagnons me font la cour !
C’est un pôle mystique parmi d’autres. La nuit, il dormait sans feuilles ni plumes, mais le lendemain le mur se noircissait par ce que la nuit dictait au jour. On le considérait comme un Mejdoub qui aurait reçu l’inspiration d’en haut : il se rendait souvent à Moulay Idriss Al Akbar du Zerhoune, pour s’adonner dans l’isolement à la prière. Il ne devait rentrer chez lui, qu’après être « autorisé » - par un rêve divinatoire. Une fois, la dévotion du poète a duré trop longtemps, sans que Moulay Idriss lui apparaisse dans le rêve pour l’autoriser à quitter les lieux. De guerre lasse, il se dirigea à pied vers la ville de Meknès. En cours de route, un homme lui demanda :
- Où vas-tu comme ça ?
- Je vide le pays pour le laisser à ses habitants. Depuis que je suis ici, je n’ai pas reçu de Burhan (preuve surnaturelle).
Un peu plus loin, le même personnage lui apparut une seconde fois :
- Où vas-tu comme ça ?
- Je fus délaissé alors que d’autres, venus après moi, ont eu ce qu’ils voulaient.
- Non, lui répliqua l’apparition. Tu es le fils de la maison, alors que les autres ne sont que de simples hôtes. À ce titre, ils ont la priorité sur les propriétaires de la maison.
Et il lui tendit un ustensile contenant du miel. Le seigneur des poètes en but une gorgée et continua son chemin. Arrivé à un oued, il lava l’ustensile. L’eau en devint sucrée. Depuis lors, on l’appela Oued Bou Âssoul (rivière de miel). C’est ce qu’on raconte chez les gens de Zerhoune et d’ailleurs, et Allah est le plus savant. Son mausolée est richement décoré par de vieux lustres, des calligraphies sur l’une d’entre elles, on peut lire : « Par la plume et ce qu’elle a tracé » des poèmes, des tapis, et surtout de vieilles horloges qui semblent s’être arrêtées à une heure indéterminée du passé.
Sidi Kaddour El Alami était un maître, et les connaisseurs du melhûn sont ses « adeptes », dans le sens où ils n’ont pas un simple rapport esthétique avec cette poésie, mais un rapport mystique proche de la possession rituelle. Et le producteur de melhûn qu’on appelle Sejaï n’était pas non plus un simple poète, mais un mejdoub, une sorte de fou de Dieu, auquel on élève parfois un mausolée après sa mort. Les initiés – ces priseurs de tabatières, ces joueurs de ronda qui semblent « tuer le temps », sont en fait en quête permanente de la sjia, cette sorte d’extase, cette voie mystique que la poésie et le chant rendent possible. En ce sens, le melhûn devient un besoin fondamental pour l’équilibre spirituel et psychique de l’individu. Une sorte de « drogue poétique » à laquelle on s’accoutume autant qu’au tabac à priser. C’est en cela que cette poésie diffère fondamentalement de ce qu’on entend généralement par « poésie » dans notre monde moderne : son but n’est pas esthétique, mais spirituel.
Abdelkader MANA