amnesiac pilgrim

Lettre de Casablanca

 Lettre de Casablanca 

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Oui il est venu pour moi le temps de raconter une histoire.
Je n'ai pas de scénario pour une "histoire". La mienne et celle de mon pays : il faut juste écrire au jour le jour en espérant trouver un fil conducteur. En partant de mon impasse et de celle de mon pays.
 A Casablanca j'ai l'impression étrange de me retrouver dans un monde inconnu. De me sentir comme un "revenant" : il n'y a plus personne à qui s'adresser.
Oui j'ai l'impression de me réveiller dans un autre Maroc...
Un pays amnésique qui ne sait plus d'où il vient ni où il va...

En ce printemps renaissant, le désir physique, la pulsion vers la Femme, est pour moi un signe de bonne santé physique. Mais je sens que je n'en n'ai plus pour longtemps. C'est une manière d'exprimer la panne d'écriture.

Ni Casa ni Rabat ne me sont un secours: je dois revenir à Essaouira et tenter d'être admis à nouveau à l'écriture: ici le vide est effrayant...Tenter de retrouver cette brûlure, cette flamme intérieur si précieuse à mon écriture.

Vos encouragements m'inspirent deux réflexions

Ce qui me sied le mieux c'est le style "journal de route" où je m'implique émotionellement, et non le style prétendument "objectif", genre rapport ou documentaire (ce qui suppose une documentation qui n'est pas mienne et qui n'appartient déjà plus au monde des vivants, figeant ainsi ma respiration dans le marbre, me privant de ma propre libre expression...

La seconde observation est vitale : tous les textes que vous venez de choisir ont été rejetés, censurés par la presse officielle au point que le pauvre Jbiel n'a pu trouve nulle part où publier notre récit sur son bidonville!

Mon blog était une simple consolation. Ça nous rassure tous les deux : ce n'est pas nous qui sommes des enfoirés mais le système. On n'est pas des officiels ; c'est rassurant y compris pour la série documentaire suspendue que j'animais à la deuxième chaine marocaine.

Dernière observation d'importance : mon blog a fait un bon significatif en terme de visiteurs (il est passé de 153 avant-hier à 184 visiteurs hier et 225 aujourd'hui). Est- ce à cause de la guerre du Rif ou de la naissance de mon nouveau blog ? http://abdelkadermana.wordpress.com/

 

Vous m'avez écrit entre autre :

« Je pense que je sais de quoi tu parles : je suis restée un an et demi au Maroc, et c'est assez récent pour que je ressente encore cette oppression, cette terreur, ce vide, j'étais dans un village de pêcheurs sur la côte non loin de Kénitra.

Cette inculture, cette saleté, et leur détresse : à qui peuvent-ils s'adresser ? Cette corruption à tous les étages, ce manque de solidarité. La grande misère dans le douar, pas d'eau courante. Les femmes qui passent de l'enfance à l'état de grand-mère sans avoir eu l'idée d'apprendre à sourire, cheminant pliées à l'équerre sous leur charge de fagots de bois.

Je viens de feuilleter compulsivement mon cahier, celui où on écrit à la main, pour retrouver le mot que Saïd m'avait dit. Vous auriez compris. Paranoïa, Loi du Silence, Omerta. Un peuple dans une détresse extrême, tenu dans l'ignorance et la crainte. Je ne pourrai jamais m'habituer à ce marché de dupes. J'ai pris la fuite, j'ai compris mon bonheur d'être française ; ce réseau d'aide sociale fonctionne plus ou moins bien, c'est admis, mais il existe tout de même. Cette prise en charge médicale quand des soins urgents doivent être administrés.

Mais le Maroc que j'ai vu, ce n'est même pas le Moyen Âge, c'est l'aube de l'humanité ! Momo Erectus ! Je dis ça pour vous faire rire. Une autre devinette que vous connaissez peut être : quelle est la différence entre la dictature et la démocratie ? La dictature c'est "ferme ta gueule" et la démocratie c'est "cause toujours". Bon. Il faut rire pour se remuscler les abdos... »

Votre message m'a convaincu de mettre en ligne les documentaires suspendus. Je reporte mon voyage à Essaouira à la semaine prochaine. Il faut que nos blogs servent la mémoire de ce pays.

Le mercredi 21 avril 2010, je reçois ce message :
« Ce soir, dîner-spectacle à 20h avec Mamoun au café-théâtre Azizi, 515 boulevard Ghandi devant le Pacha ». Le chauffeur de taxi qui m'y conduit me dit que Radio FM en a parlé à la mi journée. C'est un théâtre privé, ou plutôt « privé de moyens » comme se plaît à dire son promoteur, le dramaturge Tayeb Saddiki.
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Tayeb Saddiki

Une fois sur place, je m'empresse d'aller le saluer. Il m'accueille avec les jeux de mots qu'il affectionne : « On ne fait pas du théâtre contemporain , me dit-il ; on fait du théâtre, quand on pourra !... »

Il avait là un groupe folk jouant le répertoire de Nass el Ghiouane :

" Comment tu traduis « Nass el Ghiouan » ?" me demande Tayeb Saddiki.

Je reste pantois. Et lui de poursuivre :

"El Ghiouan, c'est la perdition. Ceux de la perdition... Maintenant, qu'est ce que tu veux boire ?

_ Rien. lui répondis-je

_ Donnez-lui un verre vide ! Ordonna-t'il.

_ Que Dieu lui donne sa baraka ! lui dit quelqu'un.

_ Est-ce qu'il n'aimerait pas mieux avoir une baraque ?" lui rétorque le dramaturge. Puis s'adressant à moi, il ajoute : "va faire un tour ; le vrai théâtre se trouve à l'étage. Mon fils Baker Saddiki te donnera tout un dossier de presse concernant ce théâtre de Mogador".

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Au théâtre de Tayeb Saddiki, deux symboles : le groupe de musique folk de Nass El Ghiane, dont il a été l'initiateur au tout début des années soixante-dix, et Molière, son modèle en art dramatique.
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Dans un coin de la buvette trône cette statuette de Molière en marbre
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Juste en face, un autre portrait de Molière sur scène, que cache ce groupe folk, excellent imitateur des mythiques Nass El Ghiouane qui se produisent sous les  projecteurs pour faire patienter les premiers spectateurs du "dîner de Gala", le titre d'une pièce de théâtre que Tayeb avait publié du vivant de son frère Azizi dont cette salle de spectacle porte le nom en guise d'hommage.
Azizi était un humoriste fabuleux et un chroniqueur de talent.
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Amina Saddiki

Le théâtre Mogador est une passion, une affaire de famille : Amina la fidèle compagne du grand dramaturge y est omniprésente ; pleine de soins pour tous les invités de la soirée, prodiguant un mot gentil par ci, un autre par-là. Je lui prends ce portrait, mais elle ne le trouve pas génial, je le trouve pour ma part sympathique et pour lui faire plaisir, elle qui me présente à tout le monde comme étant "écrivain", je prends une photo plus large avec pour fond les  calligraphies de son
génial mari.
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Sur le fronton du théâtre Mogador une magnifique calligraphie de Tayeb Saddiki en guise d'emblème.
Car pour ceux qui ne le savent pas Tayeb Saddiki est un artiste total, son talent est multiple et va de l'art dramatique à la mise en scène et à l'écriture théâtrale sans oublier son humour omniprésent qui dédramatise les choses de la vie aussi douleureuses soient-elles.
C'est un homme qui aime son pays, qui aime Mogador, sa ville natale, et dont le théâtre porte le même nom que celui de Paris. Mais ce n'est pas le Marocain qui imite ici Paris, mais plutôt le contraire : après le bombardement de Mogador en 1844, le Prince de Joinville avait édifié à Paris un théâtre en hommage à sa bien aimée et lui avait donné le nom de la bataille dont il était le maître-d'oeuvre au Maroc d'alors : celle de Mogador...
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Quand j'ai fini de prendre cette photo à Amina,je lui demande :
- Est-ce que nous sommes en train d'assister à la soirée inaugurale?
- Non, me répond-elle, c'est la quinzième soirée de Gala. A la soirée inaugurale il y avait tous les officiels du grand Casablanca.
Normal, la ville se devait de rendre hommage au directeur du théâtre municipal de Casablanca disparu. Tayeb veut rendre au théâtre tout son prestige, au prix d'inévitables déboires financiers : il n'est pas aisé de faire fructifier un théâtre privé dans une ville qui n'aime pas sa culture, dans un pays où la télévision nationale bannit les émissions consacrées au patrimoine culturel national, dans un environnement pas tellement favorable à la fréquentation des salles de théâtre et de cinéma ( la plupart des salles de cinéma ont fermé leurs portes à Casablanca et à travers le pays). Mais quand on aime le théâtre comme Tayeb,  on ne compte pas...
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Quand Mamoune monte sur scène, la soirée peut enfin commencer, un pur plaisir plein d'émotions et de dérision : à la fois du Jacques Brel et du Devos. La modernité qui sied à une grande ville comme Casablanca. En arrière plan un portrait de Molière : tout un symbole. Saddiki traine partout sa famille en compagnie théâtrale comme le faisait jadis Molière. Car le théâtre est un plaisir qui se partage en famille...
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Ce magnifique portrait de Molière exprime à lui seul toute la poésie du théâtre en tant qu'art total : cette ambiance claire-obscure si caractéristique des mises en scène Saddikiennes et de ses oeuvres de jeunesse ; les quatrains de Sidi Abderrahman El majdoub, en particulier, qui est le plus grand poète marocain de tous les temps. Certains s'offusquaient alors de voir Tayeb recourir au pré-théâtre populaire de la halka : ils ne savaient peut-être pas alors que les plus grands musiciens comme Chopin et Bartok, et les plus grands hommes de théâtre comme Molière, s'inspiraient justement de la culture populaire dont Tayeb Saddiki était le magnifique promoteur et modernisateur, en étant à l'origine du mouvement folk marocain avec le succès que l'on connait...
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L'un des moments forts de la soirée fut incontestablement la montée en scène du magnifique chanteur et du virtuose pianiste Fettah N'gadi.
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Jazz-man savoureux, mêlant sa voix langoureuse et belle aux crotales des Gnaoua, il dira plus tard avec une certaine amertume (en réponse à l'hommage que lui rend la salle unanime) : "Et dire qu'on fait appel aux artistes libanais en oubliant ceux d'ici au festival Mawazine...".
Tayeb Saddiki , lui-même fondateur du premier festival d'Essaouira, n'a pas été Prophète en son propre pays comme il aurait du l'être. Mais d'ores et déjà l'histoire de la culture au Maroc, au Maghreb et bien au-delà dans tout le monde arabo-islamique reconnait son apport de leader incontestable dans le domaine culturel, et il a été reçu en tant que tel par les grands de ce monde, du Shah d'Iran, en passant par Saddam Hussein jusqu'à feu Yasser Arafat... Son étoile brillait si haut qu'il était courtisé par des hommes politique de niveau mondial dans leur relationnel public...

Abdelkader Mana



23/04/2010
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