Jour du Mouloud
Images d'Essaouira
Par Abdelkader MANA
Avant de commencer la journée, j'ai pris des beignets croustillons au « Sefnaj » - un mot arabe qui dérive du persan «isfanj » probablement parce que ces beignets sont originaires d'Ispahan - puis une soupe de fèves (bissara) à khobbaza, marchants de pain de seigle bien chaud en cet heure matinale, où d'habitude se retrouvent, à chaque aube naissante, les marins du vieux port, pour partager un bon thé d'absinthe (chiba) qui a la réputation de réchauffer le corps et les cœurs juste avant d'affronter les embruns et les frimas de haute mer. Mais aujourd'hui, aux cafés maures de khobbaza, rares sont les marins parmi la clientèle de l'aube : là aussi c'est signe qu'il n'y a pas de sortie en mer.
A l'aube je prends ma première image de l'artère de Souk Akka, où enfant j'achetais des beignets en me rendant à l'école
Au bout de cette artère de Souk Akka, à la sortie de Bab Marrakech, se trouvaient les deux plus vieux cimetières de la ville que Tahar Afifi, alors président du conseil municipal de la ville avait ordonner de raser dans les années 1980. J'ai appris plus tard que mon père maâlem Tahar Mana s'accoudait au muret de ce vieux cimetière pour prier pour le repos de l'âme de ma grand mère Mina, pour notre aïeul Hajoub Nass Talaâ (surnommé "mi-pente" parce qu'il avait dit au caïd Rha qui inspectait les caisses d'amandes du port vers 3h du matin: "Ma gachette est à mi-pente"; que je suis éveillé; c'est lui qui aurait édifié le toit peint (Barchla) de Sidi Mogdoul en tant que maâlam Brachlya). Le Conseil Municipal d'alors justifiait ce rasage de nos tombes en disant que l'Islam autorise la disparition d'un cimetière - soit une double disparition des disparus - après soixante dix ans de son existence. Ce qui n'est pas le cas des cimetières marins juifs qui existent là depuis les Romains et les Phéniciens.
Pourquoi avoir touché à la tombe de Mina ma grand mère ? Une question douloureuse et lancinante qui me taraude encore et toujours...C'est aussi, parce que nous autres les locaux, nous n'avons jamais eu de pouvoir de décision au niveau local. On est dans les petits métiers, d'artisans, de marins, d'instituteurs,dans une espèce de marge réduite de facto au silence; celui des morts-vivants, celui des marges indicibles : c'est ce qui en moi attira la sympathie d'un autre illustre marginal, d'un marginal professionnel dénommé Georges Lapassade. Marge des marges : Je viens de découvrir que la plusart des marchands de fruits et légumes de la ville sont originaires des Ida Ou Gord, la tribu riveraine de l'oued Ksob qui, chaque hiver, déverse ses alluvions sur ces rivages.
« Nous sommes nés d'une poussière d'atome et nous redeviendrons poussière. ». Cette formule usuelle indique que pour les musulmans, la dépouille mortelle n'est pas si importante ; et que ce qui importe est l'âme qui monte au ciel : « Ils t'interrogent au sujet de l'âme. Dis : l'âme relève de l'ordre de mon Seigneur. Et on ne vous a donné que peu de connaissance. » (Sourate 17, verset 85). L'Islam fait ainsi le distinguo entre « Rûh » (l'esprit) que Dieu rappelle auprès de lui, qui est d'essence éternelle et la « Nafs » (le souffle vital), objet des désirs, qui est périssable avec le corps.
Dans l'un de ses quatrains mémorables, Omar Khayyâm disait : « Allèges ton pas, car le visage de la terre est recouvert des dépouilles des morts. ». Ce qui importe ainsi pour l'Islam, c'est l'âme qui monte au ciel, attitude diamétralement opposée au Judaïsme qui accorde une grande importance à l'intégrité du corps après la mort et surnomme le cimetière « Beit Haïm » (la maison des vivants).
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Le sympathique marchand de beignets m'apprend que le mot "croustillons" (à propos de ses beignets) se dit "Arisglay" en berbère. Son compagnon refuse de se laisser prendre en photo - souvenir en me disant : "à quoi bon ; celui qui est mort est mort de sa belle mort, et on n'entendra même plus parler de lui, ne serait-ce que son soupir..." . Négation de l'image, de l'écrit, de la trace humaine qu'on commet - mort de la mémoire des morts, dans un pays qui est pourtant connu pour son culte des morts : il est vrai que c'est un culte des saints qui ne concerne pas tous les morts.
Le mot "Arisglay" que vient de prononcer le marchand de beignets signifie en berbère : il frit. C'est une friture de la patte de pain. Est-ce à dire que le mot "croustillon" n'existe pas en Berbère? Possible. Pauvreté du langage, pauvreté de la pensée, absence de nuances et de colorations intermédiaires dans une une langue qui ne connait que les oppositions binaires? Pour exprimer les nuances des sentiments et des pensées, il faut des siècles d'écrivains et de penseurs. Les Berbères avaient certes un Saint Augustin, un Juba II ou un Ibn Khaldoune, mais ces auteurs s'exprimaient en Latin ou en Arabe et non en Berbère, leur langue d'origine- Jean Genet disait qu'au Maghreb, il n'avait rencontré que des Berbères! Et nos auteurs d'aujourd'hui,recourent soit au Français, la langue du colonisateur d'hier, soit à l'Arabe, la langue du colonisateur d'avant- hier. Langues qui leurs permettent d'exprimer leurs frasques amoureuses en s'inspirant du Tourgueniev du premier amour, des maux du jeune Werther de Goethe, de la montagne magique de Thomas Mann, des amours et des tavernes interdites d'Abou Nouas, d'Anna Karenine de Tolstoï, de "mort à crédit" de Céline, de "Ainsi parlait Zarathoustra" de Nietszche et des romanciers Américain de "lumière d'Août", "des souris et des hommes" et "du vieil homme et la mer", voire de l'auteur d' "un homme qui voulait être Roi"!
Le pèlerinage circulaire des Regraga d'après Hamza Fakir
Les réalités ethniques sont belles par leur contiguïté avec les racines millénaires de l'arganier sacé , mais les mots pour les exprimer se trouvent pour ainsi dire "figés", "ritualisés" parce qu'ils n'ont pas comme background conceptuel toute la production humaine depuis Virgile, Abou Al Âllaa Al Maârri ( l'inspirateur de l'Enfer de Dante), Ibn Tofaïl (l'inspirateur de Robinson Crusoé), Xénophan et Homère jusqu'à Sartre et Dos Passos. C'est pourquoi un penseur féru de la dialectique Heggelienne et de la critique de la raison dialectique Sartrienne, comme Georges Lapassade, était constamment sur ses gardes et sur la brèche pour que la pensée ne chavire pas au prise avec les réalités observées sur le terrain : dés qu'il quittait ce dernier, pour se réfugier dans sa chambre de l'hôtel Chakib, il plongeait illico dans les textes des sociologues Américains de Talcott Parsons et Harold Garfinkel, entre autre, pour garder constamment en éveil la pensée et son mouvement. Il luttait ainsi contre le sommeil de la pensée issue du Moyen Âge! C'était Socrate, Descartes et Leibnitz à la fois, se promenant en médina Maghrébine et Berbère!. C'était l'ami, le maître Georges Lapassade. En représentant incarné du Siècle des Lumières ( il avait écrit dés 1952, un magnifique texte sur l'Emile de Jean Jacques Rousseau, dans la revue METAPHYSIQUE, au côté d'un texte de Bertrand Russel sur la logique post Aristotelicienne).
Il était diamétralement différent du contexte local qu'il étudiait et pour cette raison il était souvent incompris. Son séjour à Essaouira ne se passait pas sans malentendus, parce qu'il ne voulait jamais vivre comme Monsieur tout le monde, sans se poser de questions sur l'impenser de la vie quotidienne. Parce qu'il n'était pas justement "Monsieur tout le monde": il n'oubliait jamais son rôle d'intellectuel questionnant, dérangeant, remettant constamment en cause et en question, ce qui semblait jusqu'ici des évidences à la Ptolémé. Il aimait aussi former en pédagogue permanent, d'autres jeunes observateurs à l'observation, comme pour démultiplier à l'infini les regards et les points de vue, sur la réalité sociale toujours identique à elle - même et pourtant différente et étonnante chaque jour. Quand la veine de l'écriture est là, me disait-il, il ne faut jamais arrêter, car l'écriture est en soit un formidable analyseur des réalités sociales! Il faut débusquer l'énigme pour franchir les faux miroirs de l'idéologie sous le burnous duquel se drape la réalité!
L'arrivée du marchand de pains à khobbaza
"Si le grain ne meurt", Jean Gionot, "Souvenir de la maison des morts" , Dostoïovsky...
Si nous ignorons la culture de l'autre, au moins pouvons-nous nous souvenir de leurs meilleures oeuvres et ces oeuvres concernent justement la mort, l'hommage rendu aux morts, qu'on commémore, devant l'éternel et devant les hommes. Une manière de prière universelle pour les nôtres disparus aussi. Car nous ne pouvons nous connaître nous - même qu'en connaissons les langues et les cultures des autres. C'est le sens de ce colloque d'ouverture international qui se tiendra à Essaouira, ce printemps qui vient lentement au terme de cette mort hivernale et qui rendra hommage à son éminence Louis Massignon, le découvreur du martyre Hallaj, et à nos amis Georges Lapassade et Abdelkébir Khatibi, disparus, il n'y a pas si longtemps de cela, au point qu'on ose à peine croire que le penseur de l'aimance et de l'amour courtois n'est plus là...Que le philosophe des Etats Modifiés de Conscience et de la transe, ne soit plus au numéro 2 de l'hôtel Chakib d'où il appelait chaque matin le laitier Abdellah pour lui signifier qu'il va bientôt descendre de sa chambre et qu'il va falloir lui préparer sa galette de seigle à l'huile d'argan et son raïb (lait caillé "beldi" des fermes fleuries de mimosas et de moutarde de Ghazoua) en guise de petit déjeuner avant qu'il ne se mette pour la journée et jusqu'à tard la nuit, devant sa machine à écrire, emplissant de son cliquetis la voûte céleste du Musée, pour que de ses mains nous puissions voir naître par dessus ses épaules des mots inouïs venant à peine à la lumière du jour...
ils ont l'habitude d'être photographiés par les touristes
Aujourd'hui, le samedi 6 mars 2010, huitième jour du mouloud, je reçois de mon ami Omar Tourougui cette information concernant Louis Massignon, auquel rendra hommage le colloque international sur les pèlerinages circulaires qui se tiendra à Essaouira du jeudi 7 au dimanche 10 avril 2010:
Histoire, mystique et politique : la fraternité abrahamique selon Louis Massignon.
Soirée débat Jeudi 11 mars 2010 à 20h30 MJC Lillebonne, salle Eugé 14 rue du Cheval Blanc, Nancy Intervention de Bernard Sichère, professeur de philosophie à Paris 7,à l'occasion de la parution des oeuvres complètes de Louis Massignon. Bernard Sichère a publié notamment : Penser est une fête (Léo Scheer 2002), Seul un dieu peut encore nous sauver (Desclée de Brouwer 2002). Le jour est proche : la révolution selon saint Paul (DDB 2003). Il faut sauver la politique (Lignes Manifestes 2004), Catholique (DDB 2005). Son dernier livre "L'être et le divin" (L'infini, Gallimard, 2009) questionne le monde moderne dominé par la technique et par son envers "symétrique" l'obscurantisme des fanatiques.Soirée organisée par Diwan en Lorraine et la MJC Lillebonne.
Entrée libre ; un thé sera servi pour prolonger la discussion (contact@diwanenlorraine.net. Après avoir rappelé un certain nombre d'éléments de la vie et de l'oeuvre de Louis Massignon, Bernard Sichère nous exposera le sens de la fondation par Louis Massignon de la "Badaliya", communauté de prières fondée en terre d'islam et susceptible d'incarner la fraternité entre les trois religions monothéistes. L'oeuvre de Massignon nous invite à penser notre propre histoire comme le témoignage d'une parole de vérité. Cet homme, qui fut un croyant authentique, voyait la foi comme une ressource et non comme un système de dogmes et de clergés. Son engagement dans la vie politique de Jérusalem comme Ville Refuge, fraternité avec les travailleurs maghrébins en France, etc. illustre à quel point le "merveilleux" peut guider une intervention individuelle dans l'histoire profane. Pour Massignon et pour Bernard Sichère, le sort des trois religions monothéistes est à ce point noué qu'il est pour nous urgent de penser autrement l'histoire. Comment, aujourd'hui, ouvrir de nouvelles formes de fraternité, aussi "concrètes" que possible ?
Et mon ami, le professeur Omar Tourougui d'accompagner cette information sur Louis Massignon par cette question : et le colloque d'Essaouira où en êtes-vous ? La réponse je l'ai obtenue hier de la bouche même de Monsieur Mohamed Feraâ, président du conseil municipal d'Essaouira qui assistait à la soirée organisée au marché aux grains à l'occasion du 7ème jour de la nativité du Prophète qui marque l'apothéose des sept jours des fêtes du mouloud: "Vous aurez une réponse officielle sur le financement du colloque international qui se tiendra à Essaouira, le mardi 9 ou le mercredi 10 mars 2010".
Mohamed Feraâ , président du Conseil Municipal d'Essaouira assistant aux cérémonies des fêtes du mouloud au marché aux grains